mercredi 17 janvier 2007

Vingt ans [mar adentro II ]


Je suis folle. Ils vous le diront. Des cailloux durs dans leurs bouches amères.

ma robe et blanche et mes yeux ouverts.


Je suis folle.
J'ai vingt ans et je suis folle à lier.


Vingt ans, et j'ai connu l'amour.
La nostalgie dans ces mots, peux-tu la sentir? La tristesse palpable de cette petite phrase, le ton emprunt de tendresse, de douceur et de regret, ce soupir copié sur les replis des voix de nos grands mères. Cette impression de vieillesse, d'achèvement.


J'ai vingt ans, et mon coeur est couvert de rides.

Petite chose sèche qui ne bat plus vraiment.


J'ai connu l'amour, vous savez. La phrase qui oscille entre les larmes et le rire, le petit soupir discret qui en ponctue le sens, les yeux mis-clos qui s'échappent dans leur souvenir.


Ca veut dire tellement à la fois.


J'ai connu l'amour, c'est j'ai touché au bonheur mais c'est aussi il n'est plus là. C'est peut-être même il ne viendra plus.
C'est encore j'ai saisi ce que la vie avait à m'offrir je n'attends plus rien d'elle maintenant, je la laisse couler, je plonge dans le passé...


C'est ça me suffit, et pourtant...


Et pourtant cela me manque. Il y a comme un trou béant là dans ma poitrine, un obus a tout fait sauter quand l'amour est mort, alors, que voulez-vous...


J'ai connu l'amour et je l'ai laissé filer.


S'effiler.


La vie dans mon ventre.
Un marteau dans mon coeur.
A jamais ma poitrine comme une enclume.
Cogne
cogne
cogne.


Bientôt je ne sentirai plus rien.
La vie dans mon ventre,
un marteau dans mon coeur.


A jamais mon souffle brisé sur les rochers dans la tempête.
L'écueil des matins solitaires.
Le temps que l'on ne rattrapera pas, quoi qu'il arrive.
Ça ne sert plus à rien désormais de se retourner.


Et pourtant.


Et pourtant sans cesse je me noie dans le passé, le supplie de me reprendre dans ses bras ô combien accueillants ! De m'offrir une nouvelle chance, de me laisser le réécrire, le barbouiller de couleurs, de mieux l'aimer c'est promi.


La douceur de l'été, si semblable à l'été précédent. Vouloir à tout prix rembobiner les jours, et recommencer.
La douceur des soirées d'été et les pulls que l'on tricote. La légère ironie de ce geste mille fois répété, une maille au-dessus une maille en-dessous, ce geste qui semble repousser l'hiver à venir.
Tricoter l'été simplement par envie, loin de toute impétueuse nécessité, emplissant de soleil les pelotes de laine.


Je suis assise dans la lumière. Chaque parcelle de mon corps avale la chaleur.
J'ai vingt ans et des rayons de soleil sur la peau. Eclat velouté qui trace mes contours pleins.


C'est au-dedans qu'il fait sombre.
Veines, poumons nénuphards, poitrine enclume, gorge nouée, intestins, pancréas, rate, estomac et toute cette charcuterie dépoétisée, quand on s'imagine naïvement que le corps renferme un inestimable trésor : notre âme.
Celle ci est déjà loin...


J'ai vingt ans, et sous les traits de lumière ma peau est tendue. Mon ventre est plein de nos vies mêlées, inextinguible souvenir de la plus belle des rencontres, rappel délicat de la caresse de ton rire, qui en cascade soulevait les draps, ô volutes de rêves...


J'ai vingt ans, et bientôt quelqu'un sur qui déverser mon trop plein d'amour.
Vingt ans.


Je me foue des années, je n'ai jamais su lire les chiffres. Ce ne sont que des heures des semaines des mois enfilés également sur la chaîne du temps.


Tout se mélange. Ma vie est un bordel, je suis sa prostituée.

Souillée de baisers volés et de nuits d'ivresse où jamais le matin ne revenait assez tard pour voir assouvis nos appétits de peau de miel de volupté rêveuse.


Je cours vert mon passé. Trébuche. Le présent à venir ne sera bientôt qu'un hier, avant même que le jour d'après cesse d'être la veille de ce qui suivra.
Je ne sais plus bien

Et lui cogne dans mon ventre.
Et lui cogne dans mon coeur.
Tout ces coups partout tout le temps, ça m'effrite peu à peu. Je m'émiette, me rapetisse. Je disparaîtrai si vite de vos regards aveugles.


Je suis la gamine qui boit la tasse.


L'eau salée dans ma bouche, l'eau salée sur le nénuphar, l'eau salée de mes larmes.

Je cours sur la plage.
Il n'y a pas de limites, pas de frontières.
De mes dents je déchire les angles. Je ne veux aucune prison.
Pas même celle de mon corps mon ange pour t'y voir grandir.


Mes mains se posent sur mon ventre. Si je pouvais te laisser sortir déjà, te voir libre toi aussi. T'éloigner de moi jusqu'à la déchirure qui m'acheverait.


Parfois le ciel aux teintes d'orage se fait lourd sur mes épaules. Quand je sanglote c'est sur la mer que ses nuages vont crever.

L'océan se courbe et se creuse, alors que la lune naissante projette sur ses flots ses reflet de miel.
Le rivage scintile de promesses.

J'ai vingt et je suis folle.
Folle à lier. À brûler, même.

Je marche. Je m'enfonce chaque fois un peu plus dans le sable. C'est le monde que je foule.
Je suis le ventre de l'humanité, la chair universelle.
La pensée lunaire chaque nuit croissant.
Je suis la fleur la pierre le lion le torrent le peuplier, je suis tout ça à la fois et bien plus encore.
Je suis la vie dans le creux de la main de la Terre Mère.
Mortelle et fragile, en lutte contre la meurtrissure du temps sur les choses.
Tu es poussière et tu redeviendras poussière.
Millions d'étoiles dans la galaxie, parmi elles mes yeux brillent.


Douce quiétude. La mer au loin s'endort. L'enfant en moi grandit. Les grains de sable minuscules roulent sous mes pieds. Ma peau un instant les recueillent, ils se collent à elle puis l'abandonne dans une valse interminable.


Musique discrète que seule le coeur entend. Symphonie de la plage, en dessous du cours du temps. Elle échappe à toutes les dimensions, seul l'infini silence sait la retenir.


Mes yeux s'emplissent de buée. Le soleil a disparu depuis bien longtemps maintenant. Le vent se lève, et fait tourner les vagues, creuse le dos de la mer.


Je tremble. J'ai froid soudain. Je crois que mes larmes retenues pourraient geler mes paupières sur mes yeux tristes, si je les laissais naître dans un moment de langueur douloureuse.
.
Je suis fatiguée. La lassitude pèse sur mes épaules, me fait ployer. Je m'affaisse lentement et tombe à genoux sur le rivage.


Je m'écroule sur le dos, et me laisse rouler vers le sein de la mer. Ma bouche tête son eau salée, et j'ai bientôt de l'eau par dessus la tête.
Je ferme les yeux, mais le sel me brûle malgré tout.


Je ne respire plus. Très vite ma tête se durcit, je vois des milliers d'étoiles exploser en moi et le nénuphar dans mes poumons se met à grandir, à grandir.


J'ai l'impression de mourir, alors dans un dernier sursaut je relève la tête et absorbe de toutes mes forces l'air qui passe au dessus de moi.

Ma bouche se remplit de ce bien précieux, et le nénuphar reprend sa taille normale pour aller se ranger dans un coin.


Je pleure sans pouvoir m'arrêter, j'ai froid, j'ai mal et mon coeur bat si fort que le marteau du dedans brise peu à peu ma poitrine enclume.

La mer est en moi, mes larmes sont l'océan qui recouvre les regards.

La mer m'a avalée.
.
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1 commentaire:

Anonyme a dit…

C'est magnifique dans la tristesse ! Que je me reconnais dans ce texte emouvant, et pourtant tant d'années nous séparent.